Chercheuse en colère !
Derniers recrutés au CNRS : les raisons de la colère
De nouvelles recrues du CNRS dénoncent la mise en place d’un système de recherche fondé sur la précarité et la concurrence. Leur appartenance à une génération marquée par la précarité et l’exil les rend particulièrement sensibles à ces questions qu’ils connaissent de l’intérieur. Pour eux, la recherche n’est possible que comme œuvre collective.
Techniciens, administratifs et chercheurs recrutés au CNRS
en 2008, âgés de trente à quarante ans, nous appartenons à une génération qui a
grandi dans la précarité. Notre parcours a été marqué de CDD, de vacations, de
petits boulots, d’allocations chômage et parfois du RMI. Nous avons déjà
travaillé pour la fonction publique, dans des conditions souvent scandaleuses :
des cours à l’université payés avec au moins six mois de délai (quand ils
étaient payés), des remplacements de titulaires sans espoir d’embauche
ultérieure, des tutorats bénévoles, des colloques organisés gratuitement dans
l’espoir de nourrir notre CV. Nous avons travaillé pour des entreprises privées
et des collectivités locales, à des prix défiant toute concurrence, pour
« tenir » jusqu’au contrat de recherche suivant. Nous avons connu le
bas de l’échelle de la recherche, travaillant gratuitement sur les paillasses
ou les terrains de nos supérieurs, touchant des rémunérations dérisoires pour
des emplois administratifs peu reconnus. Nous avons passé nos journées et nos
vacances à multiplier les dossiers de candidature ou à préparer des concours.
Nous avons éprouvé l’incertitude matérielle et personnelle qui en résulte,
déménageant régulièrement jusqu’à s’exiler à l’étranger, seul endroit où
décrocher un contrat.
À présent sauvés du pire, pourquoi sommes-nous pourtant en
colère ? Parce que cet organisme qui vient de nous embaucher est en train
de se saborder lui-même pour se soumettre entièrement au pouvoir politique. Parce
que la joie d’entrer au CNRS ne nous fait pas oublier ce qui attend les
étudiants et nos collègues moins chanceux. Parce que les « réformes »
de l’enseignement et de la recherche qui s’empilent depuis des années tendent à
faire de la précarité et de la compétition la norme de notre activité. Parce
que le modèle de recherche qu’on nous impose est à l’inverse des principes de
vérité, de collégialité et de désintéressement qui ont guidé nos efforts et
parfois nos sacrifices. Parce que nous sommes soumis à un double impératif de
rentabilité : mettre la formation et la recherche au service exclusif des
profits, et réduire notre activité à la quête permanente de financements pour
pouvoir travailler. Pire encore, parce que nous sommes amenés à devenir les
complices de ce système, en gérant la pénurie et la lutte des uns contre les
autres, alors que la recherche n’est possible que comme œuvre collective.
A cet égard, l’expérience que nous faisons quotidiennement
de l’Agence nationale de la recherche (ANR), créée en 2005, est très
significative. Cette structure accapare aujourd’hui l’essentiel des crédits
d’intervention du ministère de la Recherche, asséchant ainsi le CNRS. Or passer
du CNRS à l’ANR, c’est passer de la création de postes stables à la
multiplication de contrats précaires ; d’une recherche financée dans la
continuité à une recherche « sur projets », c’est-à-dire financée par
à-coups ; d’un système où les évaluateurs sont majoritairement élus à des
commissions composées de membres nommés.
Concrètement, répondre à un « appel à projets »
de l’ANR, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est répondre à un appel
« thématique » aux orientations fixées par le pouvoir politique.
C’est apprendre à se vendre plus qu’à argumenter : composer l’équipe la
plus prestigieuse sans souci de cohérence scientifique, promettre des retombées
économiques et sociales miraculeuses. Côté résultats, la consigne est toujours
la même : se concentrer sur la « valorisation » (publications
visibles, colloques médiatisés, brevets lucratifs…), et surtout ne pas faire
trop long ! Autant dire que l’ANR ne s’intéresse pas au contenu de la
recherche, seulement à ce qui figurera sur ses plaquettes de communication.
L’ANR, c’est de la recherche et de l’évaluation
bling-bling. C’est aussi le renforcement du mandarinat. Les « porteurs de
projets » ANR ont à leur disposition, en l’absence de tout contrôle
collégial, un budget qui sert notamment à financer des contrats précaires
(vacations et CDD), c’est-à-dire des employés provisoires. Ils peuvent alors
décider seuls de la distribution des rôles et des récompenses : la
violence des rapports de pouvoir internes au monde de la recherche peut
s’exercer comme jamais.
Dès lors, comment croire que nos gouvernants visent à améliorer la recherche française ? En 2004, les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche se sont réunis durant des mois, dépassant leurs divergences et leurs intérêts particuliers, pour élaborer un programme de réformes à même de moderniser le système d’enseignement et de recherche. Dénaturant les recommandations de ces Etats généraux, le gouvernement est en train de détruire ce système, à l’instar de l'ensemble des services publics et des biens collectifs (santé, justice…). Bien au-delà de notre microcosme, c’est tout un modèle de société qui est en jeu dans les mobilisations actuelles.
Isabelle Clair, sociologue
Claudia Fritz, acousticienne
Jean-Marc Pétillon, préhistorien
Olivier Roueff, sociologue
Signataires:
Bruno Ambroise - Émilie Aussant - Séverine Awenengo
Dalberto - Pierre-Brice Barret - Nathalie Campo - Marie Charpentier - Isabelle
Clair - Olivier Duron - Wolf Feuerhahn - Claudia Fritz - Stéphane Le Lay - Gaël
Le Roux - Frédéric Marmigère - Guillaume Martin - Damiano Mazza - Olivier
Merlin - Jean-Marc Pétillon - François-Xavier Ricaut - Olivier Roueff - Nicolas
Teyssandier - Frédéric Veyrunes.